A mes enfants pour qu'ils sachent qu'avant d'être leur mère je fus aussi une enfant.

L'environnement dans lequel l'être évolue, le porte, l'enfonce, le pousse à droite à gauche, comme un bouchon sur la mer, mais la force vitale chez l'enfant est si puissante qu'il refait sans cesse surface et qu'un jour il atteint le rivage.
Les époques, les lieux, le milieu social n'y font rien, c'est un cri encore plus fort que la sève qui le fait croître.
Il y a ainsi des arbres qu'on ne pourra jamais transformer en bonzaïs sans qu'ils se déssèchent et meurent.

 


Eugenia et sa soeur.

 

Italie, années...50

Cette commode me faisait penser aux amies de ma grand mère. Impeccables sous le casque, jaune rose, jaune bleu, jaune argent, platine et platiné de leurs indéfrisables....
Elles portaient dentiers et gaines, mais leurs adroits camouflages perçaient parfois à travers leurs élégants tailleurs. Elles s'asseyaient au salon, manteaux, chapeaux et gants étaient posés sur la grande malle en ébène de l'entrée, certaines enlevaient leurs manteaux, mais gardaient leurs chapeaux, c'était insolite et un peu ridicule. En cachette j'allais m'asseoir sur les chapeaux, et je les écrasais avec délice, les pailles craquaient, c'était encore plus drôle, d'autres ressemblaient à des gâteaux à violettes....
Elles buvaient leur thé ou leur café dans des tasses en porcelaine à petites fleurs tarabiscotées. Elles buvaient en émettant des petits bruits de pigeonnes regorgeantes, le petit doigt bien levé comme il se doit. Il y avait les pigeonnes maigres et les pigeonnes à gorge généreuse, car quand elles se mettaient à vous bisouter, elles vous écrasaient la tête dans leurs têtons débordants...
Les couleurs se cachaient sous nos longs tabliers noirs, au détour d'un couloir on apercevait aussi une blouse blanche, c'étaient les nouvelles arrivées, elles venaient d'autres écoles, d'écoles privées ou d'écoles de bord de mer, mais les grosses taches d'encres avaient vite raison de leurs jolis tabliers et le règlement était là pour y veiller: la discipline voulait que l'on soit toutes pareilles, en rang, formant un beau rectangle, bien encadrées pour pousser bien droites ; elles étaient vite priées d'endosser la tenue réglementaire: la noire....

J'étais déjà de l'autre côte du grand portail clouté.
Ce portail restera gravé à jamais dans mon esprit, car pendant tout mon séjour je ne devais plus le voir que du côte cour. Le bois brut contrastait terriblement avec
celui de la façade extérieure, les beaux clous tarabiscotés s'étaient transformes en X de fer et deux grandes barres scellées dans les murs l'immobilisaient plus que ne
l'aurait fait une serrure.
C'était un sceau, un pacte scellé avec celui qui entrait et le monde du dehors. Dès cet instant je n'entendis plus rien de l'extérieur, le monde n'existait plus, happé par le
frottement irrégulier et bancal des pas de la bonne soeur qui nous précédait.
"L'étude qui nourrit l'esprit ne doit pas dépasser un certain stade chez les filles car leur vie ne doit être occupée que par le travail et la prière. " Voici en quelques mots l'essentiel de l'éducation proposée dans l'établissement " des jeunes filles du Bon Pasteur " à la fin des années cinquante.

On devait s'en tenir au travail qui vous abrutissait dès huit heures du matin, après la messe et le petit-déjeuner avalé en quinze minutes, quinze minutes qui comprenaient aussi le débarras de la table et le rangement des couverts, couverts qu'on devait garder dans un tiroir aménagé sous la table devant la place de chacune : on n'avait pas le droit de les laver, il fallait bien les nettoyer avec notre bout
de pain, manger le bout de pain et les essuyer ensuite avec la serviette.(...)

Au repas du midi nous avions une partie de " Grand Silence " pendant la lecture de la soeur ou de la fille préposée à cet office, et le reste du temps, environ quinze minutes, c'était le " petit silence ", entendez par là que nous avions le droit de nous parler pour des choses qui ne concernaient que ce que nous étions en train de faire, en l'occurrence manger.